Le camp de concentration
à Garaison en 1914
La France a utilisé des camps de concentration durant la Première Guerre mondiale,
dont celui de Garaison, pour y enfermer les civils allemands, austro-
M. Daniel Mur a bien voulu partager avec nous des photos et des documents, dont certains
très rares. Nous le remercions vivement. C’est un véritable témoignage sur notre
histoire locale pendant la guerre 14-
L’appel. Il y a facilement une bonne centaine de personnes sur la photo. Mais en vérité, il y en a plusieurs centaines dans le camp. Parmi elles figurait Albert Schweitzer, futur Prix Nobel de la Paix 1952.
D’autres clichés :
La cour de récréation devenue village nègre. Les commentaires sur les photos sont d’ « époque »…
Un ouvrage intitulé « Souffrances de GARAISON 1903 1923 » par le Frère GUILLAUME
a été édité. Vous trouverez ci-
1" SEPTEMBRE 1914. -
LE PREMIER JOUR
Le 8 SEPTEMBRE, à midi 40, le portail des voitures fut ouvert par M. André Cassagnard, domestique à la Chapelle. L'invasion était là! Des gardes territoriaux tenaient, la baïonnette au canon, en respect tous les arrivants jusqu'au soir.
Plusieurs très fatigués sont couchés ça et là. Une demoiselle est tombée en syncope
et on la porte dans une civière, une chaleur suffocante fait souffrir tout le monde.
On se précipite à la cuisine de M. Plagnet qui doit céder tout le bouillon du soir
et du lendemain pour les fatigués, les malades et les enfants. A chaque instant des
convois nouveaux qui arrivent, se dirigent vers la cuisine de la pauvre Sœur Lucie,
qui a dû mettre la plus grande marmite et qui cependant n'a pu faire souper son personnel.
" Ce soir je n'ai rien trouvé à vous donner, tout a été " englouti " par les Allemands
", nous dit-
Le soir arrive et rien de fait pour les installations, ni pour les prisonniers, ni pour les soldats, ni pour les officiers. Le chef improvisé ne sait pas se débrouiller et prend une voisine qui les accompagne dans les chambres, dans tout Je quartier. On entend un grand bruit. Ce sont de grandes marmites; six de 150 litres chacune qui doivent faire le bouillon cette nuit. Tant pis, on se couchera sans souper.
8 heures du soir, cinq chars de paille arrivent de M. Campardon, d'Arné, on va les distribuer, on se bat!... une brassée chacun. On " empaille " les escaliers et toute la maison". II n'y en a pas pour tous. De là des cris et des plaintes. Il n'y a plus de paille ni de chandelle; on se couche fatigué et avec une grande faim, tandis que les plus huppés mangeaient de bons morceaux dans le voisinage.
A 10 heures du soir tout le monde est sur la paille ou sans paille sur le plancher.
M. Plagnet n'en dort pas de toute la nuit. Il lui faut 50 draps et 25 serviettes
de table, dès demain, pour tous les soldats et tout l'état-
ON S'INSTALLE (9 SEPTEMBRE 1914)
Le tumulte et la fougue d'hier continuent ce matin avec un. train incroyable. Les
installations des marmites ne seront faites que ce soir; en attendant, on se rue
comme la veille à la cuisine de M. Plagnet, on a fini par y mettre un soldat de garde:
tout ce pauvre peuple était insupportable. Puis de nouveaux convois qui n'en finissent
plus jamais! Enfin on s'installe; on cherche les chambres; chacun veut la plus
commode, on s'y bat à coups de poings et à coups de pieds. On arrache les tables
du grand réfectoire, on démolit tout ce qui se trouve dans les classes; ici, ce sont
des armoires qu'on démolit, là ce sont des portes qui sautent, plus loin
c'est un autel de Saint-
LE 1" DIRECTEUR (SEPTEMBRE 1914-
La 2e semaine de septembre arriva le premier Directeur; on le disait très fort pour
organiser un camp de concentration : une grande audace, rien ne résistait à son commandement.
Il commanda à un clairon de prendre toutes les clefs du monastère et d'ouvrir tout
ou de faire sauter. Il avait, disait-
L'ouragan continue, continue' toujours; plusieurs centaines s'étaient installés à
Lannemezan; on ne les veut plus, les Lannemezanais sont furieux : " Allez à Garaison,
disent-
Comment faire pour caser 561 hommes Allemands, dont 18 vieillards, 362 femmes allemandes
et 159 enfants, 346 Hongrois, 120 femmes et 189 enfants, plusieurs Bulgares, des
Turcs, une Espagnole, 10 gitanes, 2 popes, 30 Religieux-
DIRECTEUR DÉBORDÉ
Le Directeur est débordé de toutes parts. On lui demande des " réconforts ", et lui
de répondre : " Servez-
Plus tard on s'empara de la tribune et tous les saints emblèmes ont disparu.
L'invasion avance toujours, on s'empare du premier étage pour la Banque et les bureaux.
Seules, les chambres des Sœurs et de M. Plagnet sont respectées. Au 2e étage, le
P. Lurdos et le R. P. Cazenave protestent contre l'invasion de leur quartier; mais
rien n'y fait! On prend les chambres voisines et on les emprisonne au même rang que
les internés. Le bruit des portes et des bottes allemandes les étourdit. " Je gouffre
beaucoup ", me dit le P. Cazenave, en essuyant ses larmes. Il mourut peu après, en
prisonnier de guerre et en saint, le 29 novembre 1914. II était né à Ayzac en 1831
(1). A peine le corps du vénéré Père emporté au cimetière, sa chambre fut envahie
par les internés. On ne put les en dénicher. Le P. Lurdos crie qu'on ferme les portes
pour que ces gens-
CRISE DE LUMIÈRE, DE BOIS, DE FOURRAGE, DE CHARBON
La provision d'acétylène du P. Plagnet a été épuisée. Plus* de lumière! On s'éclaire
avec des veilleuses. La provision de bois que M. Plagnet a faite pou*-
Le couvent des Sœurs de Saint-
Pas de foin, ni de la paille pour les bestiaux. J'en; cherche dans les environs; on me répond que la réquisition est passée.
(1) C'était l'oncle du P. Balette.
Pas de charbon. M. Mousset me dit un jour : " Dites à M. Plagnet que je regrette, mais je ne puis lui en donner. " II faut sortir du département pour se ravitailler en bois de chauffage.
Les feuilles commencent de tomber; la pluie, le froid, la neige font dans l'enclos
un véritable bourbier. On fait des " Water-
NOËL 1914. -
M. l'abbé Bonnet, qui souffre depuis longtemps, a succombé le 25 décembre. Retiré à Garaison pour la seconde fois, il a voulu mourir dans son sanctuaire; si c'est une grâce de vivre à Garaison, c'est aussi un grand don d'y mourir.
Les juifs et les protestants, tout le monde va à la messe de Noël par curiosité surtout et sans dévotion: la chapelle est bondée.
1915.-
M. Plagnet croit que bientôt tout sera fini, à la guerre comme ici. Et moi de répondre : " Non, tout n'est pas fini. " L'année nouvelle commence et ça dure toujours. On me prend la chambre à coucher, et je dois dormir derrière la vache, sur des sacs qui couvrent un plancher pourri. Les rats ont mangé les sacs, et moi j'ai décampé. C'est la guerre, ainsi font les soldats dans les tranchées. Courage donc!
M. Plagnet voit la situation bien difficile, et son personnel très réduit. La Sœur
Placide est malade, la Sœur Albanie n'en peut plus, la Sœur Lucie seule doit supporter
le choc, suffire à tout ! On entend dire au Directeur qu'il ne comprend pas que M.
Plagnet ait besoin de tant de domestiques, et il ajoute : " Tous ces gens-
.
ÉCOLES POUR ENFANTS
En attendant, il organisa des écoles très provisoires, et le 20 février 1915, tous
les enfants au-
(1) II paraît que cela veut dire beaux.
" Nous avons cinq professeurs, trois abbés, deux laïques ". Pour la discipline, on employait surtout le bâton et la matraque.
LA GRANDE CUISINE EST RÉQUISITIONNÉE
On mit de l'ordre partout, les cuisines de la grande cour étaient dans un état lamentable
par suite de la pluie et de la neige. Un beau matin, on dit à M. Plagnet que la grande
cuisine, par ordre de M. le Préfet, devait être prise et utilisée pour les internés.
Quelques instants après, elle l'était en effet. La Sœur Lucie devint comme malade,
mais calme cependant. M. Plagnet fut au lit, le P. Lurdos devint tout rouge, le Frère
Gabriel criait tout haut : " Ah! les canailles! " Sœur Albanie en perd la tête et
bientôt il faut l'envoyer à la Maison-
LES ATTENTATS CONTRE LE FRÈRE GUILLAUME
Un matin j'allais au réfectoire lorsqu'une vilaine femme vint vers moi, les bras retroussés et un coutelas à la main. Voyant cela, je m'en fus à toutes jambes, il paraît que c'était à cause de Guillaume qu'elle était internée. Elle devenait folle. Je n'étais pas fier.
Un autre jour, n'ayant pas d'eau potable, pour la table ni la cuisine, je fus à la
fontaine de marbre qui, naturellement, ne coulait plus. On avait coupé l'eau et on
avait placé les grands réservoirs de l'ancienne Gazoline au midi contre la chapelle.
Un garde veillait; sur un écriteau : Défense de prendre de l'eau. Je me trouvai en
face d'un garde qui était un interné allemand déjà âgé; vite il se cramponna au robinet,
et moi, craignant d'être assommé, je m'en suis allé; mais j'ai été me plaindre au
Directeur et je lui ai parlé bien clair : " On va nous tuer! " Or, voici que le même
jour, à deux heures de l'après-
Mais cela n'empêcha pas que, le 20 mai suivant, la tentative se renouvela; le projectile était un bloc de fer, il heurta une branche de poirier, et ma tête fut sauvée. Que Notre Dame en soit louée ! C'était la pluie des malheurs.
Quelques jours après, un soldat venu du front, un peu gazé, était en sentinelle au
milieu du jardin. A 10 heures du soir, je fus pour attraper des limaces et des escargots
qui mangeaient tous les légumes. " Halte-
EMPIÉTEMENTS ET TRACASSERIES
\os ennuis ne sont pas finis : le 10 septembre, on s'empara de la volière et 9es porcheries pour les démolir On fit démolir le But des apostoliques, et bâtir l'atelier : les montants des portes et des fenêtres furent faits avec les pierres du But de Pelote! Ces travaux prirent plusieurs mois. Les Buts de la grande cour ne furent pas touchés, grâce aux cabanes qui y étaient adossées. Sœur Lucie qui avait besoin de l'eau potable en puisait à la Burgère, le Directeur fit fermer à clef, fit un lavoir de la piscine et seule sa bonne y allait. M. Plagnet de dire : C'est fini!
Non, voici encore comment, pour se mettre à l'aise, s'y prit le Directeur :
AT" 5.129. Note de service.
" Prière à M. Guillaume de bien vouloir assurer l'éclairage à l'acétylène, à partir de quatre heures du soir jusqu'au 1" février 1916 à cause des ateliers et des bureaux.
" Garaison, le 12 novembre 1915.
" Le Directeur du Camp de concentration " "*
Me voilà donc pris, il faut être le Domestique du camp. Ils ont épuisé tout le carbure de M. Plagnet.' Il faut se quereller peur s'éclairer. Le P. Lurdos réclame. Enfin nous obtenons cinq Lampes, mais pour un temps ires réduit et très surveillé par l'adjudant.
ATELIERS
Les ateliers sont au dortoir des apostoliques et il y a 25 machines à coudre, y compris la nôtre qu'ils nous ont réquisitionnée. Là, on fait des capotes et des calots pour les soldats du front. La tribune est occupée par les ballots venant de l'Intendance, d'un poids de plus de 100 quintaux. La chambre de l'horloge est envahie et occupée comme magasin des habits faits.
LES Bureaux "
Les Bureaux? Ils sont établis aux nos 1, 2, 3, qu'ils ont finit de communiquer de
l'un à l'autre. C'est là que le Directeur et son Caissier ont créé une banque de
bons, 50.000, dit-
Chaque interné avait droit à un franc par jour de nourriture, mais on a trouvé le moyen de les faire vivre pour la somme de 0,70 centimes. C'est par ce moyen qu'on a pu faire bâtir l'atelier près" du cimetière de l'enclos.
NOËL 1915
Nous sommes à la Noël et la guerre continue. Tous les soldats du camp veulent entendre la Sainte Messe, ils se préparent par des chants. " C'est épatant ", disait un soldat. A la chapelle, j'entendis un bruit de médailles. C'était le Directeur qui ne put se retenir de venir prier comme les autres. Les Juifs et les protestants remplissaient la chapelle...
LA PRISON
Vers cette époque, le magasin des chapelets est détruit et transformé en cellule disciplinaire. On y enferme tous les punis qui font sauter toutes les vitres au milieu de la cour des acacias. On remet les vitres et on les casse à nouveau. Puis on ne les vitre plus. M. Plagnet n'en dort pas, tant le vacarme est assourdissant. On mit des sentinelles sous ses fenêtres qui criaient tous les quarts d'heure : " Sentinelle, prenez garde à vous ! " et cela pendant toute la durée de la guerre! M. le Directeur avait bien choisi l'endroit pour dormir, aux appartements de Monseigneur, mais pour les religieux, au centre du vacarme.
NOUVELLES TRACASSERIES
Le 26 septembre, le Directeur ordonne la fermeture de la chapelle au public, ouverte seulement de 6 h. à 8 h. du matin et le soir de 2 à 3 h. et cela durant toute la guerre.
Le Directeur fit fermer la cuisine de la Sœur Lucie, sous prétexte qu'elle livrait de l'eau chaude aux Allemands. Il me défendit de vendre les légumes du jardin, lorsque tous les marchands avaient la permission de vendre, au moment de l'appel, puis il mit tous les vendeurs de légumes à la rue.
LE MARCHÉ DE GARAISON
Là les paysans portaient de tout, même des volailles, et des petits cochons. C'était un vrai marché public. Un jour que j'étais là, le Directeur s'aperçut que moi aussi je profitais du marché et pour me punir il fit disperser tout le monde et il ne resta que ceux qui payaient patente, et ils étaient nombreux.
La 1-
Un autre s'installa à la Fournière pendant quelque temps, puis on lui céda deux ares du jardin. Il fit bâtir une villa qui servait d'hôtel, restaurant, cantine et casino.
Une dame installa au grand réfectoire des élèves épicerie, saboterie, café et débit de tabac, et en même temps le Directeur lui offrit la moitié des caves de .M. Plagnet.
Nouvelle épicerie et nouveau bureau de tabac s'ouvraient à la chambrette du plâtre,
sous le portail des -
Sous le hangar voisin, pâtisserie : gâteaux, beurre et fromage, et tout à côté, quincaillerie et draperie.
On voulut s'établir aussi dans la Cour des Acacias, mais on n'y faisait pas fortune, les prisons étaient là avec leur tintamarre.
De plus, de tous les villages environnants, on apporte du lait. Des marchands ambulants passent souvent et on les laisse entrer au camp quelques heures seulement. Tous les trois mois on réquisitionne la paille dans les fermes voisines pour renouveler la paillasse où grouillent les punaises.
1916
On hâte la construction de l'atelier. Faut-
LA PRÉFECTURE S'OCCUPE DE GARAISON
Le 9 avril, la préfecture envoie des hommes chargés d'étudier la question de Garaison,
pour savoir ce qu'on pourra en faire après la guerre, et en même temps décider comment
faire les water-
L'EAU DU CANAL
Monsieur le Préfet s'est mêlé de l'affaire, on a obtenu pour la durée de la guerre
un filet du canal de la Neste. Le 26 juillet entraient par l'encoignure du Nord-
LES ALLÉES
Un tour dans les Allées fit remarquer aux dirigeants que les chênes morts ou malades
devaient être abattus. On abattit peut-
LA MALADIE DANS LE CAMP
Le couvent se garnit de malades que l'on transporte à chaque instant. Deux sont morts. Ils ont été apportés à la chapelle des Pères du Cimetière et là on les a laissés pendant plusieurs mois avant qu'on les ait emportés. On réclame toujours des draps et du linge à la Sœur Lucie. On ne les lui rend plus et on les enfouit avec précaution, ou bien on les brûle, étant contaminés. " C'est le sacrifice, donnez tout, disait le Directeur, je vous le ferai rendre. " II oublia.
M. LE DOCTEUR DHERS
C'est M. le docteur Dhers qui fait le service sanitaire. Il est très dévoué. Très bon aussi pour les enfants de Notre Dame, qu'il soigne depuis 1914 par pure charité.
NOUVELLES EXIGENCES
On nous prit le lavoir et oh nous accorda, à forcé de réclamations de M. Plagnet
à la préfecture, 48 heures par mois pour faire notre lessive. En fait, nous n'avions
que 24 heures, car le second jour, le lavoir était envahi par les prisonniers. Mais
qui ne devait pas manquer de linge, c'était tout l'état-
UNE QUERELLE QUI TOURNE BIEN
Le Directeur me donna un jour l'ordre d'enlever 30 mètres cubes de terreau d'un emplacement
où l'on devait bâtir une cantine. Voyant ma résistance, il me dit : " Vous êtes ici
un grand embarras ". Et moi de répondre : " Et vous aussi, Monsieur le Lieutenant.
Vous me dites que vous voulez porter ce fumier aux champs des voisins; vous n'en
avez pas le droit; donnez-
L'AUTEL DE LA TRIBUNE
C'est encore ce Directeur qui nous a fait disparaître le beau et saint autel de la tribune des élèves. 11 l'avait fait bien peindre, bien dorer et argenter, puis le 29 mai 1915, l'autel disparut sous le portail.
LES FRAISIERS DE GARAISON
Voici comment M. le Préfet m'a visité le 15 avril 1916, après avoir vu son état-
NOUS VOILA PRISONNIERS
Ce premier Directeur laissera le camp bien organisé; les fils de fer barbelés sur
le mur de clôture donnent l'aspect d'un camp retranché. La mort de M. le Préfet nous
a valu d'être complètement emprisonnés, puisqu'on s'est emparé de la grande clef
du portail. A partir de ce moment il a fallu une carte de " laissez-
UN PÈLERINAGE D'AMÉRIQUE A GARAISON AU PLUS FORT DE LA GUERRE
Je dois mentionner cependant une visiteuse bien méritante et bien courageuse. C'était
une Sœur de Cantaous, missionnaire à Caracas (Venezuela). C'est la Sœur Marie-
Un jour elle s'embarqua pour l'Europe, traversa les mers, bravant les torpilles et
les canons, et vint en pèlerinage à Garaison. Elle entra malgré les gardes et les
baïonnettes, je ne sais comment. Elle me demanda une audience, chose que j'accorde
rarement. N'ayant ni chaises, ni bancs, nous fîmes notre parloir à la Sacristie.
Elle me parla de ma sœur Religieuse qui vivait avec elle (il y a 33 ans que je ne
l'ai pas vue), des événements que subissait Garaison et de la grande part qu'il prenait
à la guerre. Puis elle salua longuement Notre-
Le Directeur gâte ses affaires. Des questions de chiffons l'ont fait sauter du camp.
Il y a bien des choses que j'ignore, mais aussi beaucoup de choses que ma plume ne
peut écrire. En partant, il me dit : " Si jamais vous avez besoin de moi, je vous
ferai entrer chez un curé! " Que Notre-
2' DIRECTEUR : 21 NOVEMBRE 1916-
Dans la soirée du 21 novembre, voilà le second roi de Garaison qui prend possession du camp, où il y a le maximum des prisonniers. C'est un homme de la police secrète.
LES PORCHERIES DU DIRECTEUR
II est jaloux de ce que les détritus du camp de Concentration soient destinés aux
voisins. Il y a du gaspillage considérable sur toutes les denrées, on voit surtout
du pain au water-
UNE POULE BONNE PONDEUSE
II se procura une poule et la mit à notre volière, puis sa servante allait tous les jours chercher plusieurs œufs de cette volière commune. Il abusait.....
LE JARDIN DE L'OUEST
II nous restait encore le jardin de l'ouest, mais le 24 décembre, il nous notifia par ordre de. M. le Préfet, qu'il s'emparait du jardin pour toute la durée de la guerre au profit de la colonie. Le jardin de l'ouest fut pris sans qu'on nous donne la moindre gratification pour les légumes qui s'y trouvaient. " Nous perdons là la moitié de notre subsistance, dit M. Plagnet, et si l'on nous laisse la vie, soyons contents ". Mais nous mourrons quand même.
MORT DE LA SŒUR PLACIDE
Voilà la Sœur Placide qui s'en va. Sa maladie de cœur et son asthme l'ont épuisée.
Elle s'est éteinte entre les bras de la Sœur Lucie. Dieu l'a voulu ainsi ! Le 26
décembre 191&"au matin à 6 h., Sœur Placide Barrère, née à Cantaous le 28 février
1841, est partie au ciel. C'était l'ouvrière de la Sainte Vierge et une maman pour
tous. Sœur Lucie a beaucoup pleuré et nous, nous la regrettons. La famille que nous
formons, s'éteint. Sœur Lucie reste seule au milieu de ce trou noir des Allemands.
Il faut une foi robuste comme elle l'a, pour ne pas tomber dans le découragement,
dont nous étions presque tous atteints à ce moment-
LES CONFITURES DE MADAME (?)
Le Directeur va profiter de notre peur et de notre faiblesse pour nous tirer le peu que nous avions de vie. Au printemps 1917, il me demanda les fruits du jardin,, pour faire de la confiture pour lui et pour sa femme; je lui répondis d'en prendre la moitié, et lui de me répondre : " Je les veux tous. " Et le P. Lurdos qui réclame toujours des prunes et des grosses mirabelles, elles ne seront plus pour lui! Quatre hommes sont nommés pour travailler le jardin de l'ouest pendant tout le temps de l'occupation du camp.
ACTEURS ET ACTRICES, SYNAGOGUE
Grand tapage pour Carnaval ! On a remis quelques planches à l'ancien théâtre, ils ont formé l'orchestre avec les plus grands artistes de Paris, sans compter qu'il y avait parmi les Allemandes plusieurs actrices aussi des plus grands théâtres de Paris. " Rien ne manque ici, disait M. Plagnet, pas même la synagogue, dont le rabbin nous arrive de temps à autre ". Ils ont pris comme chapelle le dortoir n° 4 qui se trouve sous le toit, au midi du Collège, et après une de ces réunions tout le toit a craqué! Il a failli s'écrouler après la guerre.
L'AUTOMOBILE DU DIRECTEUR
Le Directeur prenait souvent un Allemand pour conduire une auto, fournie par la préfecture, pour faire le ravitaillement et la réquisition... et cela pour faire vivre les indésirables. Le chauffeur la détraquait, chaque fois qu'il s'en servait. Nous la trouvons en flammes sur une route le 20 septembre 1917. Le Directeur n'était pas fier. Il devait rester à Garaison encore quelques jours.
LES SAPINS
Le 2 août, il fit abattre les trois plus grands sapins du jardin anglais et les fit porter à la scierie. Plus tard on en fabriqua une bibliothèque pour l'Administration. Nous étions tous les deux en conversation sous les sapins, lorsqu'il me demanda : " Ces arbres sont très vieux? Je veux les faire abattre tous "; et il remuait sa petite baguette de policier. Et moi de répondre : " C'est dommage, car ce sont des arbres plantés par les anciens Pères et qui font aujourd'hui la beauté de la maison. "" II s'arrêta là, mais il fureta partout.
LE TAILLIS DU CANAL
La préfecture s'en mêla et on découvrit le taillis du canal. On l'abattit, on mesura
356 mètres cubes, on fit venir deux chevaux de l'intendance de Tarbes, on transporta
le bois à Lannemezan. On remplissait un wagon, puis on l'expédiait à Tarbes. Le wagon
mettait, dit-
LES DÉPARTS POUR LA SUISSE
Les échanges des vieillards et des enfants commencèrent en février 1917. Quand il y a un convoi pour la Suisse, on avertit la veille ceux qui doivent partir, afin d'être échangés pour des Français, qui attendent eux aussi en Allemagne qu'on les délivre au. plus tôt. On prépare le soir autant de beefsteaks ou de côtelettes qu'il y a de partants, on coupe un morceau de pain en " cassolette ", puis on introduit la viande, et chacun à tour de rôle prend le sien; les gendarmes sont là, un coup de clairon et les voilà partis. Ce sont des femmes, des enfants et des vieillards qui ont dépassé 60 ans. Presque tous les civils des camps de concentration doivent passer par Garaison, ce qui fait un grand trafic humain.
LA FIN D'UN RÈGNE
Une affiche fut posée dans plusieurs endroits de la maison : tout interné qui crachera par terre dans la maison, sera passible d'une peine de 8 jours de prison. Voilà, sans le vouloir, qui fait honneur à la maison de Dieu.
Mais la cloche les énerve, nous ne pouvons sonner l'Angélus, on nous a enlevé la corde. J'ai mis celle de la charrette du P. Pyfourcat.
La tour de l'Est était en flammes le 29 octobre, mais ça n'a pas été grave à cause
du temps. Merci à Notre-
Cependant il y a dans le camp un grand mécontentement, et tout le monde murmure contre le Directeur, on le dénonce, il renvoie sa femme, puis le 30 octobre 1917, il quitte Garaison. Il n'était pas à sa place dans la maison du Seigneur. Il a régné 11 mois et 9 jours.
3' DIRECTEUR : 30 OCTOBRE 1917-
30 OCTOBRE 1917. -
UN GITANE QUI AIME TROP LES LIVRES
Les Pères Blancs avaient la permission d'aller à la Bibliothèque; mais d'autres y
entraient aussi, car beaucoup d'internés possédaient de nos livres dans le Camp et
tous en étaient fous. Un jour, je me trouvais à la Bibliothèque, et même dans " l'Enfer
", pour supprimer une gouttière; voilà que j'entends quelque chose qui craque! C'est
un homme qui est en train de faire un trou pour descendre et voler des livres. Je
l'attends de pied ferme, et il se trouve en ma présence, dans " l'Enfer " ; il pâlit
! " Je venais ici pour chercher du bois! -
PRESTATIONS NOUVEAU GENRE
Comme cette guerre devenait interminable et que la boue dans l'enclos persistait toujours, on prit 40 hommes de corvée et on fureta dans les combles de la chapelle; on y trouva des matériaux pour assainir les cours et les chemins. C'est avec des sacs que se faisait ce mode de prestation. Donc, rien qui ne soit visité depuis les combles jusqu'à la cave.
M. PLAGNET, AUMONIER DU CAMP
Certains du pays critiquaient Monsieur Plagnet parce qu'il parlait avec les Allemands. Il est devenu aumônier, et la Croix de Genève lui donne son traitement.
GRAVE ACCIDENT
On voyait presque tous les jours des hommes sur les toits pour les réparations. Un jour, un forgeron y monta et dégringola sur la route. Il resta toujours endolori, et il réclamait toujours une pension.
LE JARDIN DE LA MONTJOIE
Le 29 mars 1918, le Directeur demanda quatre jardiniers du camp. Il loua à Madame
Noguès 120 ares-
MISÈRE GÉNÉRALE
On avait fuit une carte de pain et chacun avait 300 grammes. Le gaspillage était
fini. Cependant on entretient les cours et les parterres qui sont très fleuris. Les
soldats claquent la faim, et je dois les ravitailler, ainsi que la colonie; on m'a
tout réquisitionné, on m'a donné un homme pour travailler, et tous lès-
MORT DU PÈRE LURDOS
Le P. Lurdos, qui s'était retiré dans sa chambre depuis le commencement de la guerre et qui n'en sortait que pour aller dire la Sainte Messe et pour prendre ses repas, a succombé à la suite d'une pneumonie le 16 août 1918. Dieu l'a voulu ainsi. C'est encore un peu de courage qu'il nous faut. Deux Allemands, ont fait la fosse, et l'un d'eux nous a scandalisés. Ayant trouvé un os humain, il le porta à la bouche toute la soirée.
Que n'avons-
Quand la corvée balayait la maison, ils passaient leurs balais sales de boue sur la figure des images de la Mère de Dieu, ou des autres saints. Quel mépris!
CONVERSION D'UNE PROTESTANTE
Les prières et la charité de la Sœur Lucie avaient converti une protestante que le bon P. Plagnet baptisa. C'a été la seule conversion pendant toute la durée de l'occupation.
VOL A LA BERGÈRE PROFANATION, ABUS ET INCONVENANCES
Le Directeur, lui, s'est amouraché de la superbe moulure qui encadre la fontaine
de la Bergère et qui est en terre cuite. Il l'a fait remplacer par des moulures en
ciment. " Ce sont, des moulures arabiques, me 'dit-
Au plus fort de la guerre, un homme s'installa dans un confessionnal. C'était un dentiste, qui n'avait pas de cabane et se retirait là tous les soirs pour y passer la nuit. Il fallut mettre un verrou à la sacristie et fermer la chapelle à clef, et mettre une serrure à la Chapelle du Trésor. Tous les objets en cuivre étaient très recherchés. La batterie de cuisine en cuivre rouge a été en grande partie fondue ou aplatie pour faire des briquets ou autres objets de luxe. On laissait: faire tout (1).
DERNIÈRES RÉQUISITIONS
Tel adjudant n'était pas plus commode que le Directeur. Un jour l'un me donna l'ordre
de lui céder l'écurie de la jument. J'ai résisté, ne sachant où mettre la bête. "
Arrangez-
PROJET D'ATTENTAT CONTRE LE MONASTERE
II fonctionnait au camp une police secrète, et un beau jour fut découvert un complot qui voulait à tout prix détruire le monastère. On devait faire sauter la chambre de l'acétylène, et en même temps incendier le tout. Cela venait de ce qu'il y avait de jeunes marins qui avaient mis le mauvais esprit. On fit venir des mitrailleuses et on doubla les soldats, mais rien ne se produisit. Je me suis renseigné sur l'affaire des mitrailleuses auprès de quelqu'un qui entrait tous les jours au poste de police et il m'a assuré qu'elles ont été conservées au poste jusqu'à la fin du camp.
UN PROTÉGÉ DE M. LE DIRECTEUR
Une histoire qui a distrait et réjoui le camp, ce fut celle d'un jeune Allemand, à qui on avait donné la confiance dans les bureaux. Il avait le sceau du
(1) M. Plagnet avait vendu au Directeur l'un des deux habillés de soie que nous engraissions, le plus petit. Un matin, avant l'aube, un Allemand, charcutier du Directeur, ouvre la porcherie et par erreur tue le gros. M. Plagnet de protester, et le Directeur de répondre : " C'est la guerre! " C'était le 23 décembre 1918, 40 jours après l'Armistice. Mais pour lui et pour nous la guerre continuait. <camp et préparait les passeports. Il s'en prépara un pour lui, un passeport comme il le voulait. Puis il passa par le grenier à foin, enleva les contrevents,
oet le voilà parti pour Montréjeau. Il avait son portefeuille sous le bras, son bâton
à la main, regardant partout le bétail qu'il rencontrait. Tout le monde croyait que
"c'était un envoyé du gouvernement pour réquisitionner le bétail, il franchit la
frontière et arriva à Barcelone (Espagne), et là par le moyen de la Croix-
Il y avait pourtant des sentinelles : 12 de garde au
-
L'APPEL
L'appel se fait tous les jours à 9 h. du matin, 2 h. du soir, 8 h. du soir. Il est annoncé par un coup de clairon, d'un air très agréable. Les femmes se rangent d'un côté et les hommes de l'autre. Le lieutenant est au milieu. L'adjudant passe devant les chefs de chambre, lit les numéros pour savoir si quelqu'un manque, ou s'il y a des malades. Puis on proclame les lettres, les plis recommandés, ou s'il y a de l'argent à prendre. Ensuite on annonce s'il y a des départs pour la Suisse, et s'il y a des étourdis, on les amène à la prison. Puis un coup de clairon disperse tout le monde.
LE CHIEN LAITIER
Tout le -
PASSE-
On ne sait que faire des hommes. On a établi des brigades. Ils ramassent des' cailloux,
d'autres les cassent. Les uns font la serrurerie, les autres sont menuisiers. Un
sabotier de Monlong est venu pour enseigner à faire les sabots. D'autres travaillent
le ciment, on fait un bassin à l'ouest de la maison, une fontaine de luxe, avec un
monstre au milieu. Il y en a beaucoup qui sont partis pour la campagne en permission,
quelques-
LA CORVÉE MATINALE
Le nettoyage de la maison se fait par la corvée du matin. Plusieurs tinettes sont installées dans les corridors pour la nuit, et tous les matins, on les enlève et on les porte au champ de la voisine, toujours accompagnées d'une sentinelle.
L'HUILE A BON MARCHE
On éclaire les chambres avec des veilleuses à l'huile douce, mais ils éteignent la veilleuse pour avoir l'huile pour se faire de la salade; le lampiste leur met un tout petit peu de pétrole.
GRIPPE ESPAGNOLE
Misère, maladie et mort : la grippe espagnole est entrée dans le camp et fait beaucoup
de victimes : plus de quarante enterrées en peu de temps, au-
L'ARMISTICE
Enfin!... l'armistice nous combla de joie, et humilia profondément les internés.
Chacun à sa manière rêva de délivrance; mais il faut l'attendre quelque temps.
MORT DU FRÈRE GABRIEL
Dans cette immense joie, pour nous, un nouveau deuil. Les hivers de 1918 et 1919
ont été pluvieux et froids. Notre Frère Gabriel s'est enrhumatisé. Il devient presque
impotent. Le P. Abbadie lui envoie un caleçon en laine, venu de la Hollande. Et sans
qu'il se fût alité, on le trouva mort dans sa chambre le 1er avril 1919. Le Frère
Gabriel avait été soumis aux épreuves de la vie. Il était déjà Frère à Lourdes en
1870, et fit la campagne contre l'Allemagne; il était fier d'être revenu sain et
sauf par miracle. Rentré à Notre-
FIN DU CAMP
Les internés du dehors rentrent peu à peu. Le camp va se vider.
Le 23 mai, un départ de 230 Hongrois et Autrichiens; le 27 juin, départ de 33 Bulgares
et Popes. Le 19 novembre, 71 Turcs. Le 16 décembre 1919, les derniers sont partis
à 9 h. du matin, y compris le directeur et l'état-
Six soldats sont restés pour mettre un peu d'ordre dans la maison, verrouiller et cadenasser partout. Le 31 décembre 1919, ces soldats emportèrent la clef de tout, oubliant heureusement celles des deux grands portails.